Nuée
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La nuée est une forme et un corps – gazeux, solide, liquide : une formation atmosphérique gorgée d’eau – une rétention et un ruissellement ; une zone de pression qui peut se charger d’électricité, fondre en pluie, éclater en orage. Eau, électricité, formes, accumulation, disparition : la nuée est un corps, est un nom, un héritage et une question. A partir de la succession d’images, de généalogies, d’énigmes enroulées autour de ce nom (celui de son père, Huynh Thanh Vân, Nuage bleu), trait d’union entre deux mondes – le Vietnam et la France – Emmanuelle Huynh a mené un processus d’enquête, à la fois en elle et vers le dehors : une enquête faite de points, de pointes, suivant un tracé aussi invisible et sinueux que celui des méridiens d’acupuncture – à la recherche des lignes de force qui structurent son corps de danseuse.
D’un côté le Vietnam, lisible par fragments, comme une langue à déchiffrer – sur son visage, dans ses pieds, inscrite dans son prénom Thanh Loãn, Oiseau bleu : pays et paysage redécouverts à l’occasion de la pièce inaugurale Mùa en 1995. De l’autre, la France où elle est née et s’est formée à la philosophie et à la danse. Entre les deux, un fin liséré qu’elle parcourt, en cherchant cette fois-ci à lever le voile plutôt qu’à laisser infuser l’obscurité ; comprendre les cheminements, les points d’ancrages, les adresses. En effet, si Mùa était une pièce sondant l’obscurité du dedans, Nuée formule une adresse, comme une manière de rendre quelque chose de cet itinéraire à ceux ont traversé ou habité son corps. Une danse pour poser des questions, tenter des fragments de réponse à même son corps, tisser des liens : entre le pied, le pays, le père, la peau ; entre des séries de gestes, de phrases – apprises de Trisha Brown, de Odile Duboc, partagées avec Akira Kasai ou Boris Charmatz.
Nuée dessine ainsi une carte où circulent des énergies, des formes, des réminiscences, des désirs bruts ou alanguis ; où s’articulent des phrases – dans la bouche, les membres, la peau. A la manière de ces noms vietnamiens, écrits de manière illisible pour tromper les mauvais esprit, le corps de Emmanuelle Huynh effectue une compression d’états, de symboles, comme autant d’idéogrammes physiques malaxés par la mémoire. Faisant sien le concept de « destinerrance », élaboré par Jacques Derrida pour décrire la destination incertaine de toute adresse – sa dérive d’un destinataire initial à une communauté de présences rencontrées en chemin – elle disperse des traces, transmet des signes, éparpille une certaine «image de soi» en archipel d’altérités.
Gilles Amalvi